Propositions de textes pour les performances Avenue de Warens.
Cette chambre était sur le passage dont j’ai parlé où se fit nôtre première entrevue, et au-delà du ruisseau et des jardins on découvrait la campagne. Cet aspect n’était pas pour le jeune habitant une chose indifférente. C’était depuis Bossey la première fois que j’avais du vert devant mes fenêtres.
Toujours masqué par des murs je n’avais eu sous les yeux que des toits ou le gris des rues. Combien cette nouveauté me fut sensible et douce ! Elle augmenta beaucoup mes dispositions à l’attendrissement. Je faisais de ce charmant paysage encore un des bienfaits de ma chère patronne : il me semblait qu’elle l’avait mis là tout exprès pour moi ; je m’y plaçais paisiblement auprès d’elle; je la voyais partout entre les fleurs et la verdure ; ses charmes et ceux du printemps se confondaient à mes yeux. Mon cœur jusqu’alors comprimé se trouvait plus au large dans cet espace, et mes soupirs s’exhalaient plus librement parmi ces vergers.
Les Confessions, Livre troisième
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J’arrive enfin ; je la revois. Elle n’était pas seule. Monsieur l’intendant général était chez elle au moment que j’entrai. Sans me parler elle me prend la main et me présente à lui avec cette grâce qui lui ouvrait tous les cœurs : le voilà, monsieur, ce pauvre jeune homme ; daignez le protéger aussi longtemps qu’il le méritera, je ne suis plus en peine de lui pour le reste de sa vie. Puis m’adressant la parole : Mon enfant, me dit-elle, vous appartenez au roi ; remerciez monsieur l’intendant, qui vous donne du pain. J’ouvrais de grands yeux sans rien dire, sans savoir trop qu’imaginer : il s’en fallut peu que l’ambition naissante ne me tournât la tête, et que je ne fisse déjà le petit intendant.
Les Confessions, Livre troisième
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Aujourd’hui, jour de Pâques fleuries, il y a précisément cinquante ans de ma première connaissance avec madame de Warens. Elle avait vingt-huit ans alors, étant née avec le siècle. Je n’en avais pas encore dix-sept et mon tempérament naissant, mais que j’ignorais encore, donnait une nouvelle chaleur à un cœur naturellement plein de vie. S’il n’était pas étonnant qu’elle conçût de la bienveillance pour un jeune homme vif, mais doux et modeste d’une figure assez agréable, il l’était encore moins qu’une femme charmante pleine d’esprit et de grâces, m’inspirât avec la reconnaissance des sentiments plus tendres que je n’en distinguais pas. Mais ce qui est moins ordinaire est que ce premier moment décida de moi pour toute ma vie, et produisit par un enchaînement inévitable le destin du reste de mes jours. Mon âme dont mes organes n’avaient point développé les plus précieuses facultés n’avait encore aucune forme déterminée. Elle attendait dans une sorte d’impatience le moment qui devait la lui donner, et ce moment accéléré par cette rencontre ne vint pourtant pas sitôt, et dans la simplicité de moeurs que l’éducation m’avait donnée je vis longtemps prolonger pour moi cet état délicieux mais rapide où l’amour et l’innocence habitent le même cœur. Elle m’avait éloigné. Tout me rappelait à elle, il y fallut revenir. Ce retour fixa ma destinée, et longtemps encore avant de la posséder je ne vivais plus qu’en elle et pour elle. Ah ! si j’avais suffi à son cœur comme elle suffisait au mien ! Quels paisibles et délicieux jours nous eussions coulés ensemble ! Nous en avons passé de tels, mais qu’ils ont été courts et rapides, et quel destin les a suivis ! Il n’y a pas de jour où je ne me rappelle avec joie et attendrissement cet unique et court temps de ma vie où je fus moi pleinement, sans mélange et sans obstacle, et où je puis véritablement dire avoir vécu. Je puis dire à peu près comme ce préfet du prétoire qui disgracié sous Vespasien s’en alla finir paisiblement ses jours à la campagne : « J’ai passé soixante et dix ans sur la terre, et j’en ai vécu sept. » Sans ce court mais précieux espace je serais resté peut-être incertain sur moi, car tout le reste de ma vie, faible et sans résistance, j’ai été tellement agité, ballotté, tiraillé par les passions d’autrui, que presque passif dans une vie aussi orageuse j’aurais peine à démêler ce qu’il y a du mien dans ma propre conduite, tant la dure nécessité n’a cessé de s’appesantir sur moi. Mais durant ce petit nombre d’années, aimé d’une femme pleine de complaisance et de douceur, je fis ce que je voulais faire, je fus ce que je voulais être, et par l’emploi que je fis de mes loisirs, aidé de ses leçons et de son exemple, je sus donner à mon âme encore simple et neuve la forme qui lui convenait davantage et qu’elle a gardée toujours. Le goût de la solitude et de la contemplation naquit dans mon cœur avec les sentiments expansifs et tendres faits pour être son aliment. Le tumulte et le bruit les resserrent et les étouffent, le calme et la paix les raniment et les exaltent. J’ai besoin de me recueillir pour aimer. J’engageai maman à vivre à la campagne. Une maison isolée au penchant d’un vallon fut notre asile, et c’est là que dans l’espace de quatre ou cinq ans j’ai joui d’un siècle de vie et d’un bonheur pur et plein qui couvre de son charme tout ce que mon sort présent a d’affreux. J’avais besoin d’une amie selon mon cœur, je la possédais. J’avais désiré la campagne, je l’avais obtenue, je ne pouvais souffrir l’assujettissement, j’étais parfaitement libre, et mieux que libre, car assujetti par mes seuls attachements, je ne faisais que ce que je voulais faire. Tout mon temps était rempli par des soins affectueux ou par des occupations champêtres. Je ne désirais rien que la continuation d’un état si doux. Ma seule peine était la crainte qu’il ne durât pas longtemps, et cette crainte née de la gêne de notre situation n’était pas sans fondement. Dès lors je songeai à me donner en même temps des diversions sur cette inquiétude et des ressources pour en prévenir l’effet. Je pensai qu’une provision de talents était la plus sûre ressource contre la misère, et je résolus d’employer mes loisirs à me mettre en état, s’il était possible, de rendre un jour à la meilleure des femmes l’assistance que j’en avais reçue.
Les Rêveries du promeneur solitaire, Livre XII