Avenue du Devin du village

Propositions de textes pour les performances Avenue du Devin du village

J’avais apporté de Paris le préjugé qu’on a dans ce pays-là contre la musique italienne : mais j’avais aussi reçu de la nature cette sensibilité de tact contre laquelle les préjugés ne tiennent pas. J’eus bientôt pour cette musique la passion qu’elle inspire à ceux qui sont faits pour en juger.

En écoutant des barcarolles je trouvais que je n’avais pas oui chanter jusqu’alors, et bientôt je m’engouai tellement de l’opéra, qu’ennuyé de babiller, manger et jouer dans les loges quand je n’aurais voulu qu’écouter, je me dérobais souvent à la compagnie pour aller d’un autre côté. Là tout seul enfermé dans ma loge, je me livrais malgré la longueur du spectacle au plaisir d’en jouir à mon aise et jusqu’à la fin. Un jour, au théâtre de St. Chrysostome, je m’endormis et bien plus profondément que je n’aurais fait dans mon lit. Les airs bruyants et brillants ne me réveillèrent point. Mais qui pourrait exprimer la sensation délicieuse que me firent la douce harmonie et les chants angéliques de celui qui me réveilla. Quel réveil! Quel ravissement! quelle extase, quand j’ouvris au même instant les oreilles et les yeux ! Ma première idée fut de me croire en Paradis. Ce morceau ravissant, que je me rappelle encore et que je n’oublierai de ma vie, commençait ainsi : Conservami la bella Che si m’accende il cor. Je voulus avoir ce morceau : je l’eus, et je l’ai gardé longtemps ; mais il n’était pas sur mon papier comme dans ma mémoire. C’était bien la même note, mais ce n’était pas la même chose. Jamais cet air divin ne peut être exécuté que dans ma tête, comme il le fut le jour qu’il me réveilla.

Les Confessions, Livre septième

Le lendemain, jour de la représentation, j’allai déjeuner au café du Grand-Commun. Il y avait là beaucoup de monde. On parlait de la répétition de la veille, et de la difficulté qu’il y avait eu d’y entrer. Un officier qui était là dit qu’il était entré sans peine, conta au long ce qui s’y était passé, dépeignit l’auteur, rapporta ce qu’il avait fait, ce qu’il avait dit ; mais ce qui m’émerveilla de ce récit assez long, fait avec autant d’assurance que de simplicité, fut qu’il ne s’y trouva pas un seul mot de vrai. Il m’était très clair que celui qui parlait si savamment de cette répétition n’y avait point été, puisqu’il avait devant les yeux, sans le connaître, cet auteur qu’il disait avoir tant vu. Ce qu’il y eut de plus singulier dans cette scène fut l’effet qu’elle fit sur moi. Cet homme était d’un certain âge ; il n’avait point l’air ni le ton fat et avantageux ; sa physionomie annonçait un homme de mérite, sa croix de Saint-Louis annonçait un ancien officier. Il m’intéressait, malgré son impudence et malgré moi. Tandis qu’il débitait ses mensonges, je rougissais, je baissais les yeux, j’étais sur les épines ; je cherchais quelquefois en moi-même s’il n’y aurait pas moyen de le croire dans l’erreur et de bonne foi. Enfin, tremblant que quelqu’un ne me reconnût et ne lui en fit l’affront, je me hâtai d’achever mon chocolat sans rien dire ; et, baissant la tête en passant devant lui, je sortis le plus tôt qu’il me fut possible, tandis que les assistants péroraient sur sa relation. Je m’aperçus dans la rue que j’étais en sueur ; et je suis sûr que si quelqu’un m’eût reconnu et nommé avant ma sortie, on m’aurait vu la honte et l’embarras d’un coupable, par le seul sentiment de la peine que ce pauvre homme aurait à souffrir si son mensonge était reconnu.

Les Confessions, Livre huitième

J’étais ce jour-là dans le même équipage négligé qui m’était ordinaire : grande barbe et perruque assez mal peignée. Prenant ce défaut de décence pour un acte de courage, j’entrai de cette façon dans la même salle où devaient arriver, peu de temps après, le roi, la reine, la famille royale et toute la cour. J’allai m’établir dans la loge où me conduisit M. de Cury, et qui était la sienne : c’était une grande loge sur le théâtre, vis-à-vis une petite loge plus élevée, où se plaça le roi avec madame de Pompadour. Environné de dames, et seul d’homme sur le devant de la loge, je ne pus douter qu’on ne m’eût mis là précisément pour être en vue. Quand on eut allumé, me voyant dans cet équipage au milieu de gens tous excessivement parés, je commençai d’être mal à mon aise : je me demandai si j’étais à ma place, si j’y étais mis convenablement ; et après quelques minutes d’inquiétude, je me répondis, Oui, avec une intrépidité qui venait peut-être plus de l’impossibilité de m’en dédire, que de la force de mes raisons. Je me dis : Je suis à ma place puisque je vois jouer ma pièce, que j’y suis invité, que je ne l’ai faite que pour cela, et qu’après tout personne n’a plus de droit que moi-même à jouir du fruit de mon travail et de mes talents. Je suis mis à mon ordinaire, ni mieux, ni pis : si je recommence à m’asservir à l’opinion dans quelque chose, m’y voilà bientôt asservi derechef en tout. Pour être toujours moi-même, je ne dois rougir, en quelque lieu que ce soit, d’être mis selon l’état que j’ai choisi ; mon extérieur est simple et négligé, mais non crasseux ni malpropre : la barbe ne l’est point en elle-même, puisque c’est la nature qui nous la donne, et que, selon les temps et les modes, elle est quelquefois un ornement. On me trouvera ridicule, impertinent, eh ! que m’importe ! Je dois savoir endurer le ridicule et le blâme, pourvu qu’ils ne soient pas mérités. Après ce petit soliloque, je me raffermis si bien que j’aurais été intrépide, si j’eusse eu besoin de l’être. Mais, soit effet de la présence du maître, soit naturelle disposition des coeurs, je n’aperçus rien que d’obligeant et d’honnête dans la curiosité dont j’étais l’objet. J’en fus touché jusqu’à recommencer d’être inquiet sur moi-même et sur le sort de ma pièce, craignant d’effacer des préjugés si favorables, qui semblaient ne chercher qu’à m’applaudir. J’étais armé contre leur raillerie ; mais leur air caressant, auquel je ne m’étais pas attendu, me subjugua si bien, que je tremblais comme un enfant quand on commença. J’eus bientôt de quoi me rassurer. La pièce fut très mal jouée quant aux acteurs, mais bien chantée et bien exécutée quant à la musique. Dès la première scène, qui véritablement est d’une naïveté touchante, j’entendis s’élever dans les loges un murmure de surprise et d’applaudissement jusqu’alors inouï dans ce genre de pièces. La fermentation croissante alla bientôt au point d’être sensible dans toute l’assemblée, et, pour parler à la Montesquieu, d’augmenter son effet par son effet même. À la scène des deux petites bonnes gens, cet effet fut à son comble. On ne claque point devant le roi, cela fit qu’on entendit tout ; la pièce et l’auteur y gagnèrent. J’entendais autour de moi un chuchotement de femmes qui me semblaient belles comme des anges, et qui s’entredisaient à demi-voix : Cela est charmant, cela est ravissant ; il n’y a pas un son là qui ne parle au coeur. Le plaisir de donner de l’émotion à tant d’aimables personnes m’émut moi-même jusqu’aux larmes, et je ne pus les contenir au premier duo, en remarquant que je n’étais pas seul à pleurer.

Les Confessions, Livre Huitième

La musique doit s’élever au rang des arts d’imitation, mais son imitation n’est pas toujours immédiate comme celle de la poésie et de la peinture; la parole est le moyen par lequel la musique détermine le plus souvent l’objet dont elle nous offre l’image, et c’est par les sons touchants de la voix humaine que cette image éveille au fond des cœurs les sentiments qu’elle doit produire.

Dictionnaire de musique