1776

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Pour bien remplir le titre de ce recueil je l’aurois du commencer il y a soixante ans : car ma vie entiére n’a guére été qu’une longue réverie divisée en chapitres par mes promenades de chaque jour. Je le commence aujourdui quoique tard parce qu’il ne me reste plus rien de mieux à faire en ce monde.  Je sens déja mon imagination se glacer, touttes mes facultés s’affoiblir. Je m’attends à voir mes reveries devenir plus froides de jour en jour jusqu’à ce que l’ennui de les écrire m’en ôte le courage; ainsi mon livre si je le continue doit naturellement finir quand j’approcherai de la fin de ma vie.

Paris, 1776  — Ermenonville, 2 juillet 1999. Ébauches des Rêveries

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Toute la puissance humaine est sans force desormais contre moi. Et si j’avois des passions fougueuses je les pourrois satisfaire à mon aise et aussi publiquement qu’impunément. Car il est clair que redoutant plus que la mort toute explication avec moi ils l’éviteront à quelque prix que ce puisse être. D’ailleurs que me feront-ils, m’arrêteront-ils, c’est tout ce que je demande et je ne peux l’obtenir. Me tourmenteront-ils ; ils changeront l’espèce de mes souffrances, mais ils ne les augmenteront pas ; me feront-ils mourir. Oh qu’ils s’en garderont bien. Ce seroit finir mes peines. Maitre et Roi sur la terre tous ceux qui m’entourent sont à ma merci, je peux tout sur eux et ils ne peuvent plus rien sur moi.

Paris, 1776 — Chambéry, 4 juillet 1998. Ébauches des Rêveries

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Le jeudi 24 Octobre 1776 je suivis après diner les boulevards jusqu’à la rue du chemin-verd par laquelle je gagnai les hauteurs de Menil-montant, et de là prenant les sentiers à travers les vignes et les prairies, je traversai jusqu’à Charonne le riant paysage qui sépare ces deux villages, puis je fis un détour pour revenir par les mêmes prairies en prenant un autre chemin. Je m’amusois à les parcourir avec ce plaisir et cet intérest que m’ont toujours donné les sites agréables, et m’arrêtant quelques fois à fixer des plantes dans la verdure. J’en apperçus deux que je voyois assez rarement autour de Paris et que je trouvai très abondantes dans ce canton-là. L’une est la Picris hieracioides de la famille des composées, et l’autre le Bupleurum falcatum de celle des ombelliféres.

Paris, 24 octobre 1776 — Région parisienne, 19 octobre 1997. Les Rêveries du promeneur solitaire, Deuxième Promenade

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Depuis quelques jours on avoit achevé la vendange ; les promeneurs de la ville s’étoient déja retirés ; les paysans aussi quittoient les champs jusques aux travaux d’hiver. La campagne encor verte et riante, mais défeuillée en partie et déja presque deserte, offroit par tout l’image de la solitude et des approches de l’hiver. Il resultoit de son aspect un mélange d’impression douce et triste trop analogue à mon age et à mon sort pour que je ne m’en fisse pas l’application.

Paris, 24 octobre 1776 — Paris, 27 octobre 1997. Les Rêveries  du promeneur solitaire, Deuxième Promenade

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J’étois sur les six heures à la descente de Menilmontant presque vis-à-vis du galant jardinier, quand des personnes qui marchoient devant moi s’étant tout à coup brusquement écartées je vis fondre sur moi un gros chien danois qui s’élançant à toutes jambes devant un carrosse n’eut pas même le tems de retenir sa course ou de se détourner quand il m’apperçut. Je jugeai que le seul moyen que j’avois d’éviter d’étre jetté par terre étoit de faire un grand saut si juste que le chien passât sous moi tandis que je serois en l’air.

Paris, 24 octobre 1776 — Paris, 29 juin 1998. Les Rêveries du promeneur solitaire, Deuxième Promenade

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Je ne sentis ni le coup, ni la chute, ni rien de ce qui s’ensuivit jusqu’au moment où je revins à moi. Il étoit presque nuit quand je repris connoissance. Je me trouvai entre les bras de trois ou quatre jeunes gens qui me racontérent ce qui venoit de m’arriver. Le Chien danois n’ayant pu retenir son élan s’étoit précipité sur mes deux jambes et me choquant de sa masse et de sa vitesse m’avoit fait tomber la tête en avant : la machoire supérieure portant tout le poids de mon corps avoit frappé sur un pavé très raboteux, et la chute avoit été d’autant plus violente qu’étant à la descente, ma tête avoit donné plus bas que mes pieds.

Paris, 24 octobre 1776 — Paris, 10 mai 1998. Les Rêveries du promeneur solitaire, Deuxième Promenade

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La nuit s’avançoit. J’apperçus le ciel, quelques étoiles, et un peu de verdure. Cette prémiére sensation fut un moment délicieux. Je ne me sentois encor que par là. Je naissois dans cet instant à la vie, et il me sembloit que je remplissois de ma legere existence tous les  objets que j’appercevois. Tout entier au moment présent je ne me souvenois de rien ; je n’avois nulle notion distincte de mon individu, pas la moindre idée de ce qui venoit de m’arriver ; je ne savois ni qui j’étois ni où j’étois; je ne sentois ni mal, ni crainte, ni inquietude. Je voyois couler mon sang comme j’aurois vu couler un ruisseau, sans songer seulement que ce sang m’appartint en aucune sorte. Je sentois dans tout mon être un calme ravissant auquel chaque fois que je me le rappelle je ne trouve rien de comparable dans toute l’activité des plaisirs connus.

Paris, 24 octobre 1776 — Paris, carrefour Oberkampf/Saint-Maur, 24 octobre 1997. Les Rêveries du promeneur solitaire, Deuxième Promenade

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Les cris de ma femme en me voyant me firent comprendre que j’étois plus maltraité que je ne pensois. Je passai la nuit sans connoitre encore et sentir mon mal. Voici ce que je sentis et trouvai le lendemain. J’avois là lévre supérieure fendue en dedans jusqu’au nés, en dehors la peau l’avoit mieux garantie et empéchoit la totale separation, quatre dents enfoncées à la machoire supérieure, toute la partie du visage qui la couvre extrémement enflée et meurtrie, le pouce droit foulé et très gros, le pouce gauche griévement blessé, le bras gauche foulé, le genou gauche aussi trés enflé et qu’une contusion forte et douloureuse empêchoit totalement de pliér. Mais avec tout ce fracas rien de brisé, pas même une dent, bonheur qui tient du prodige dans une chute comme celle-là. Voila très fidellement l’histoire de mon accident.

Paris, 24 octobre 1776 — Paris, 20 février 2000. Les Rêveries du promeneur solitaire, Deuxième Promenade

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