Je connois deux sortes d’amours très distincts, très réels, et qui n’ont presque rien de commun, quoique très vifs l’un et l’autre, et tous deux differens de la tendre amitié. Tout le cours de ma vie s’est partagé entre ces deux amours de si diverses natures, et je les ai même éprouvés tous deux à la fois, car par exemple, au moment dont je parle tandis que je m’emparois de Mademoiselle de Vulson si publiquement et si tiranniquement que je ne pouvois souffrir qu’aucun homme approchât d’elle, j’avois avec une petite Mlle Goton des tête-à-têtes assez courts mais assez vifs, dans lesquels elle daignoit faire la maitresse d’école, et c’étoit tout, mais ce tout, qui en effet étoit tout pour moi, me paroissoit le bonheur suprème, et sentant déja le prix du mistére, quoique je n’en susse user qu’en enfant, je rendois à Mlle de Vulson qui ne s’en doutoit guéres, le soin qu’elle prenoit de m’employer à cacher d’autres amours.
Nyon, Genève, automne 1724 — Nyon, 23 août 1997. Les Confessions, Livre premier