1731

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La chose que je regrette le plus dans les détails de ma vie dont j’ai perdu la mémoire est de n’avoir pas fait des journaux de mes voyages. Jamais je n’ai tant pensé, tant existé, tant vécu, tant été moi, si j’ose ainsi dire, que dans ceux que j’ai faits seul et à pied. La marche a quelque chose qui anime et avive mes idées : je ne puis presque penser quand je reste en place ; il faut que mon corps soit en branle pour y mettre mon esprit.
La vue de la campagne, la succession des aspects agréables, le grand air, le grand appetit, la bonne santé que je gagne en marchant, la liberté du cabaret, l’éloignement de tout ce qui me fait sentir ma dépendance, de tout ce qui me rappelle à ma situation, tout cela dégage mon ame, me donne une plus grande audace de penser, me jette en quelque sorte dans l’immensité des êtres pour les combiner, les choisir, me les approprier à mon gré sans gêne et sans crainte. Je dispose en maitre de la nature entiére ; mon cœur errant d’objet en objet s’unit, s’identifie à ceux qui le flatent, s’entoure d’images charmantes, s’enivre de sentimens délicieux.

de Paris à Lyon, septembre 1731Saint-Cergue, 6 septembre 1998. Les Confessions, Livre quatrième

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Je me promenois dans une sorte d’extase livrant mes sens et mon cœur à la joüissance de tout cela, et soupirant seulement un peu du regret d’en joüir seul. Absorbé dans ma douce rêverie je prolongeai fort avant dans la nuit ma promenade sans m’appercevoir que j’étois las. Je m’en apperçus enfin. Je me couchai voluptueusement sur la tablette d’une espéce de niche ou de fausse porte enfoncée dans un mur de terrasse : le ciel de mon lit étoit formé par les têtes des arbres, un rossignol étoit précisement au dessus de moi; je m’endormis à son chant ; mon sommeil fut doux, mon réveil le fut davantage. Il étoit grand jour : mes yeux en s’ouvrant virent l’eau,la verdure, un paysage admirable.

Lyon, septembre 1731 — Lyon, 21 septembre 1997. Les Confessions, Livre quatrième

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On a bordé le chemin d’un parapet pour prévenir les malheurs : cela faisoit que je pouvois contempler au fond et gagner des vertiges tout à mon aise ; car ce qu’il y a de plaisant dans mon gout pour les lieux escarpés est qu’ils me font tourner la tête, et j’aime beaucoup ce tournoyement pourvu que je sois en sureté. Bien appuyé sur le parapet j’avançois le nez, et je restois là des heures entiéres, entrevoyant de tems en tems cette écume et cette eau bleue dont j’entendois le mugissement à travers les cris des corbeaux et des oiseaux de proye qui voloient de roche en roche et de broussaille en broussaille à cent toises au dessous de moi. Dans les endroits où la pente étoit assez unie et la broussaille assez claire pour laisser passer des cailloux, j’en allois chercher au loin d’aussi gros que je les pouvois porter, je les rassemblois sur le parapet en pile ; puis les lançant l’un après l’autre, je me delectois à les voir rouler, bondir et voler en mille éclats avant que d’atteindre le fond du précipice.

Chailles, septembre 1731 — Gorges du Fier, 18 juillet 1999. Les Confessions, Livre quatrième

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Plus près de Chamberi j’eus un spectacle semblable en sens contraire. Le chemin passe au pied de la plus belle cascade que je vis de mes jours. La montagne est tellement escarpée que l’eau se détache net et tombe en arcade assez loin pour qu’on puisse passer entre la cascade et la roche, quelquefois sans être mouillé. Mais si l’on ne prend bien ses mesures on y est aisément trompé, comme je le fus : car à cause de l’extréme hauteur l’eau se divise et tombe en poussiére, et lorsqu’on approche un peu trop de ce nuage, sans s’appercevoir d’abord qu’on se mouille, à l’instant on est tout trempé. J’arrive enfin, je la revois. Elle n’étoit pas seule. M. l’Intendant général étoit chez elle au moment que j’entrai. Sans me parler elle me prend par la main et me présente à lui avec cette grace qui lui ouvroit tous les cœurs ; le voila, Monsieur, ce pauvre jeune homme ; daignez le proteger aussi longtems qu’il le méritera, je ne suis plus en peine de lui pour le reste de sa vie.

Cascade de Couz, septembre 1731 — Cascade de Couz, 12 juillet 1999. Les Confessions, Livre quatrième

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Je logeai chez moi, c’est à dire chez Maman; mais je ne retrouvai pas ma chambre d’Annecy. Plus de jardin, plus de ruisseau, plus de paysage. La maison qu’elle occupoit étoit sombre et triste, et ma chambre étoit la plus sombre et la plus triste de la maison. Un mur pour vue, un cul-de-sac pour rue, peu d’air, peu de jour, peu d’espace, des grillons, des rats, des planches pourries; tout cela ne faisoit pas une plaisante habitation. Mais j’étois chez elle, auprès d’elle, sans cesse à mon bureau ou dans sa chambre, je m’appercevois peu de la laideur de la mienne, je n’avois pas le tems d’y rêver.

Chambéry, septembre 1731 — Chambéry, 12 juillet 1999. Les Confessions, Livre cinquième

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