La chose que je regrette le plus dans les détails de ma vie dont j’ai perdu la mémoire est de n’avoir pas fait des journaux de mes voyages. Jamais je n’ai tant pensé, tant existé, tant vécu, tant été moi, si j’ose ainsi dire, que dans ceux que j’ai faits seul et à pied. La marche a quelque chose qui anime et avive mes idées : je ne puis presque penser quand je reste en place ; il faut que mon corps soit en branle pour y mettre mon esprit.
La vue de la campagne, la succession des aspects agréables, le grand air, le grand appetit, la bonne santé que je gagne en marchant, la liberté du cabaret, l’éloignement de tout ce qui me fait sentir ma dépendance, de tout ce qui me rappelle à ma situation, tout cela dégage mon ame, me donne une plus grande audace de penser, me jette en quelque sorte dans l’immensité des êtres pour les combiner, les choisir, me les approprier à mon gré sans gêne et sans crainte. Je dispose en maitre de la nature entiére ; mon cœur errant d’objet en objet s’unit, s’identifie à ceux qui le flatent, s’entoure d’images charmantes, s’enivre de sentimens délicieux.
de Paris à Lyon, septembre 1731 — Saint-Cergue, 6 septembre 1998. Les Confessions, Livre quatrième