1734, 13 mars. Claude Anet


Le lendemain j’en parlois avec Maman dans l’affliction la plus vive et la plus sincére, et tout d’un coup au milieu de l’entretien j’eus la vile et indigne pensée que j’héritois de ses nippes et surtout d’un bel habit noir qui m’avoit donné dans la vue. Je le pensai, par consequent, je le dis ; car près d’elle c’étoit pour moi la même chose. Rien ne lui fit mieux sentir la perte qu’elle avoit faite que ce lâche et odieux mot, le desinteressement et la noblesse d’ame étant des qualités que le défunt avoit éminemment possédées. La pauvre femme sans rien répondre se tourna de l’autre côté et se mit à pleurer. Chéres et precieuses larmes ! Elles furent entendues,et coulérent toutes dans mon cœur ; elles y lavérent jusqu’aux derniéres traces d’un sentiment bas et malhonnête ; il n’y en est jamais entré depuis ce tems-là.

Chambéry, 13 mars 1734 — Paris, 16 juin 1998. Les Confessions, Livre cinquième

1734, été. Le premier baiser de l’amour


En approchant du bosquet, j’apperçus, non sans une émotion secrette, vos signes d’intelligence, vos sourires mutuels, et le coloris de tes joues prendre un nouvel éclat. En y entrant, je vis avec surprise ta cousine s’approcher de moi, et, d’un air plaisamment suppliant, me demander un baiser. Sans rien  à ce mistere j’embrassai cette charmante amie, et toute aimable, toute piquante qu’elle est, je ne connus jamais mieux, que les sensations ne sont rien que ce que le cœur les fait être. Mais que devins-je un moment après, quand je sentis….. la main me tremble…… un doux frémissement…… ta bouche de roses…….. la bouche de Julie….. se poser, se presser sur la mienne, et mon corps serré dans tes bras ? Non, le feu du ciel n’est pas plus vif ni plus prompt que celui qui vint à l’instant m’embraser. Toutes les parties de moi même se rassemblerent sous ce toucher délicieux. Le feu s’exhaloit avec nos soupirs de nos levres brulantes, et mon cœur se mouroit sous le poids de la volupté…. quand tout à coup je te vis pâlir, fermer tes beaux yeux, t’apuyer sur ta cousine, et tomber en défaillance. Ainsi la frayeur éteignit le plaisir, et mon bonheur ne fut qu’un éclair.

Clarens, été 1734 — Genève, 12 avril 1998. La Nouvelle Héloïse, Première partie, Lettre XIV, À Julie

1734, hiver. Le télescope


Parmi les rochers de cette côte, j’ai trouvé dans un abri solitaire une petite esplanade d’où l’on découvre à plein la ville heureuse où vous habitez. Jugez avec quelle avidité mes yeux se porterent vers ce séjour chéri. Le premier jour, je fis mille efforts pour y discerner votre demeure; mais l’extrême éloignement les rendit vains, et je m’apperçus que mon imagination donnoit le change à mes yeux fatigués. Je courus chez le Curé emprunter un telescope avec lequel je vis ou crus voir votre maison, et depuis ce tems je passe des jours entiers dans cet azile à contempler ces murs fortunés qui renferment la source de ma vie. Malgré la saison je m’y rends dès le matin et n’en reviens qu’à la nuit. Des feuilles et quelques bois secs que j’allume servent avec mes courses à me garantir du froid excessif. J’ai pris tant de goût pour ce lieu sauvage que j’y porte même de l’encre et du papier, et j’y écris maintenant cette lettre sur un quartier que les glaces ont détaché du rocher voisin.

Meillerie, hiver 1734 — Meillerie, 15 mars 1998. La Nouvelle Héloïse, Première partie, Lettre XXVI