1743, mai. Madame Dupin et son fils


J’y allai, cependant, plus rarement et j’aurois cessé d’y aller tout-à-fait, si par un autre caprice imprévu Made Dupin ne m’avoit fait prier de veiller pendant huit ou dix jours à son fils, qui, changeant de Gouverneur, restoit seul durant cet intervalle. Je passai ces huit jours dans un supplice que le plaisir d’obéir à Made Dupin pouvoit seul me rendre souffrable : car le pauvre Chenonceaux avoit dès lors cette mauvaise tête qui a failli deshonorer sa famille, et qui l’a fait mourir à l’Ile de Bourbon. Pendant que je fus auprès de lui je l’empéchai de faire du mal à lui-même ou à d’autres, et voila tout : encore ne fut-ce pas une médiocre peine, et je ne m’en serois pas chargé huit autre jours de plus, quand Made Dupin se seroit donnée à moi pour récompense.

Paris, mai 1743 — Paris, 29 mai 1999. Les Confessions, Livre septième

1743, septembre. Consulat de France


Je vis Milan, Verone, Bresse, Padoue, et j’arrivai enfin à Venise impatiemment attendu par M. l’Ambassadeur. Je trouvai des tas de Dépêches tant de la Cour que des autres Ambassadeurs, dont il n’avoit pu lire ce qui étoit chiffré, quoiqu’il eut tous les chiffres necessaires pour cela. N’ayant jamais travaillé dans aucun Bureau ni vu de ma vie un chiffre de Ministre, je craignis d’abord d’être embarrassé, mais je trouvai que rien n’étoit plus simple et en moins de huit jours j’eus déchiffré le tout qui assurément n’en valoit pas la peine car outre que l’Ambassade de Venise est toujours assez oisive, ce n’étoit pas à un pareil homme qu’on eut voulu confier la moindre négociation. Il s’étoit trouvé dans un grand embarras jusqu’à mon arrivée ne sachant ni dicter, ni ecrire lisiblement. Je lui étois très utile, il le sentoit et me traita bien.

Venise, septembre 1743 — Venise, 5 juillet 1997. Les Confessions, Livre septième

1743. Un ciel de Venise


En écoutant des barcarolles je trouvois que je n’avois pas oui chanter jusqu’alors, et bientot je m’engouai tellement de l’opera, qu’ennuyé de babiller, manger et jouer dans les loges quand je n’aurois voulu qu’écouter, je me dérobois souvent à la compagnie pour aller d’un autre côté. Là tout seul enfermé dans ma loge, je me livrois malgré la longueur du Spectacle au plaisir d’en jouir à mon aise et jusqu’à la fin. Un jour au theatre de St. Chrysostome je m’endormis et bien plus profondément que je n’aurois fait dans mon lit. Les airs bruyans et brillans ne me réveillérent point. Mais qui pourroit exprimer la sensation délicieuse que me firent la douce harmonie et les chants angéliques de celui qui me réveilla. Quel réveil! Quel ravissement! quelle extase, quand j’ouvris au même instant les oreilles et les yeux ! Ma prémiére idée fut de me croire en Paradis.

Venise, 1743 — Venise, 6 juillet 1997. Les Confessions, Livre septième