Les Rêveries du promeneur solitaire

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L’étude des animaux n’est rien sans l’anatomie; c’est par elle qu’on apprend à les classer à distinguer les genres, les espéces. Pour les étudier par leurs mœurs, par leurs caractéres il faudroit avoir des voliéres, des viviers, des ménageries, il faudroit les contraindre en quelque maniére que ce put être à rester rassemblés autour de moi. Je n’ai ni le gout ni les moyens de les tenir en captivité, ni l’agilité nécessaire pour les suivre dans leurs allures quand ils sont en liberté. Il faudra donc les étudier morts, les déchirer, les desosser, fouiller à loisir dans leurs entrailles palpitantes ! Quel appareil affreux qu’un amphitheatre anatomique, des cadavres puans, de baveuses et livides chairs, du sang, des intestins dégoutans, des squeletes affreux, des vapeurs pestilentielles! Ce n’est pas là, sur ma parole, que J. J. ira chercher ses amusemens. Brillantes fleurs, email des près, ombrages frais, ruisseaux, bosquets, verdure, venez purifier mon imagination salie par tous ces hideux objets.

Montpellier, septembre 1737 — Montpellier, 19 septembre 1999. Les Rêveries du promeneur solitaire, Septième Promenade

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Tandis que je me pavannois dans cette idée j’entendis peu loin de moi un certain cliquetis que je crus reconnoitre ; j’écoute : le même bruit se repete et se multiplie. Surpris et curieux je me léve, je perce à travers un fourré de broussaille du coté d’où venoit le bruit, et dans une combe à vingt pas du lieu même où je croyois être parvenu le prémier j’apperçois une manufacture de bas. Je ne saurois exprimer l’agitation confuse et contradictoire que je sentis dans mon cœur à cette découverte. Mon prémier mouvement fut un sentiment de joye de me retrouver parmi des humains où je m’étois cru totalement seul. Mais ce mouvement plus rapide que l’éclair fit bientot place à un sentiment douloureux plus durable, comme ne pouvant dans les antres même des alpes échaper aux cruelles mains des hommes, acharnés à me tourmenter.

Val-de-Travers, 1765 — Val-de-Travers, 8 juillet 1999. Les Rêveries du promeneur solitaire,Septième Promenade

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En consequence de ce beau projet, tous les matins après le déjeuné, que nous faisions tous ensemble, j’allois une loupe à la main et mon Systema naturœ sous le bras visitter un canton de l’Isle, que j’avois pour cet effet divisée en petits quarrés dans l’intention de les parcourrir l’un après l’autre en chaque saison. Rien n’est plus singulier que les ravissemens, les extases que j’éprouvois à chaque observation que je faisois sur la structure et l’organisation vegetale, et sur le jeu des parties sexuelles dans la fructification, dont le système étoit alors tout à fait nouveau pour moi. La distinction des caractéres génériques, dont je n’avois pas auparavant la moindre idée, m’enchantoit en les vérifiant sur les espéces communes en attendant qu’il s’en offrit à moi de plus rares.

Île de Saint-Pierre, septembre 1765 — Île de Saint-Pierre, 29 septembre 1997. Les Rêveries du promeneur solitaire, Cinquième Promenade

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L’exercice que j’avois fait dans la matinée et la bonne humeur qui en est inseparable me rendoient le repos du diné très agréable; mais quand il se prolongeoit trop et que le beau tems m’invitoit, je ne pouvois si longtems attendre, et pendant qu’on étoit encore à table je m’esquivois et j’allois me jetter seul dans un batteau que je conduisois au milieu du lac quand l’eau étoit calme, et là, m’étendant tout de mon long dans le bateau les yeux tournés vers le ciel, je me laissois aller et dériver lentement au gré de l’eau quelquefois pendant plusieurs heures, plongé dans mille reveries confuses mais délicieuses, et qui sans avoir aucun objet bien déterminé ni constant ne laissoient pas d’être à mon gré cent fois préférables à tout ce que j’avois trouvé de plus doux dans ce qu’on appelle les plaisirs de la vie.

Île de Saint-Pierre, septembre  1765 — Île de Saint-Pierre, 29 septembre 1997. Les Rêveries du promeneur solitaire, Cinquième Promenade

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Je donnai cette idée au Receveur qui fit venir de Neufchatel des Lapins males et femelles et nous allames en grande pompe, sa femme, une de ses sœurs, Therese et moi, les établir dans la petite Isle, où ils commençoient à peupler avant mon depart et où ils auront prospéré sans doute s’ils ont pu soutenir la rigueur des hivers. La fondation de cette petite Colonie fut une fête. Le pilote des argonautes n’étoit pas plus fier que moi menant en triomphe la compagnie et les lapins de la grande Isle à la petite, et je notois avec orgueil que la Receveuse qui redoutoit l’eau à l’excés et s’y trouvoit toujours mal, s’embarqua sous ma conduite avec confiance et ne montra nulle peur durant la traversée.

Île de Saint-Pierre, octobre 1765 — Île de Saint-Pierre, 29 septembre 1997. Les Rêveries du promeneur solitaire, Cinquième Promenade

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Comment en suis-je venu là ? Car j’étois bien loin de cette disposition paisible au premier soupçon du complot dont j’étois enlacé depuis longtems sans m’en être aucunement apperçu. Cette decouverte nouvelle me bouleversa. L’infamie et la trahison me surprirent au dépourvu. Quelle ame honnête est préparée à de tels genres de peines, il faudroit les mériter pour les prévoir. Je tombai dans tous les pieges qu’on creusa sous mes pas, l’indignation, la fureur, le délire s’emparerent de moi, je perdis la tramontane, ma tête se bouleversa, et dans les ténébres horribles où l’on n’a cessé de me tenir plongé je n’apperçus plus ni lueur pour me conduire, ni appui, ni prise où je pusse me tenir ferme et resister au desespoir qui m’entrainoit. Comment vivre heureux et tranquille dans cet état affreux? J’y suis pourtant encore et plus enfoncé que jamais,et j’y ai retrouvé le calme et la paix et j’y vis heureux et tranquille et j’y ris des incroyables tourmens que mes persecuteurs se donnent sans cesse tandis que je reste en paix, occupé de fleurs, d’etamines et d’enfantillages et que je ne songe pas même à eux.

Wootton, 1767 — Wootton, 22 juillet 1997. Les Rêveries du promeneur solitaire, Huitième Promenade

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Pour bien remplir le titre de ce recueil je l’aurois du commencer il y a soixante ans : car ma vie entiére n’a guére été qu’une longue réverie divisée en chapitres par mes promenades de chaque jour. Je le commence aujourdui quoique tard parce qu’il ne me reste plus rien de mieux à faire en ce monde.  Je sens déja mon imagination se glacer, touttes mes facultés s’affoiblir. Je m’attends à voir mes reveries devenir plus froides de jour en jour jusqu’à ce que l’ennui de les écrire m’en ôte le courage; ainsi mon livre si je le continue doit naturellement finir quand j’approcherai de la fin de ma vie.

Paris, 1776  — Ermenonville, 2 juillet 1999. Ébauches des Rêveries

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Le jeudi 24 Octobre 1776 je suivis après diner les boulevards jusqu’à la rue du chemin-verd par laquelle je gagnai les hauteurs de Menil-montant, et de là prenant les sentiers à travers les vignes et les prairies, je traversai jusqu’à Charonne le riant paysage qui sépare ces deux villages, puis je fis un détour pour revenir par les mêmes prairies en prenant un autre chemin. Je m’amusois à les parcourir avec ce plaisir et cet intérest que m’ont toujours donné les sites agréables, et m’arrêtant quelques fois à fixer des plantes dans la verdure. J’en apperçus deux que je voyois assez rarement autour de Paris et que je trouvai très abondantes dans ce canton-là. L’une est la Picris hieracioides de la famille des composées, et l’autre le Bupleurum falcatum de celle des ombelliféres.

Paris, 24 octobre 1776 — Région parisienne, 19 octobre 1997. Les Rêveries du promeneur solitaire, Deuxième Promenade

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Depuis quelques jours on avoit achevé la vendange ; les promeneurs de la ville s’étoient déja retirés ; les paysans aussi quittoient les champs jusques aux travaux d’hiver. La campagne encor verte et riante, mais défeuillée en partie et déja presque deserte, offroit par tout l’image de la solitude et des approches de l’hiver. Il resultoit de son aspect un mélange d’impression douce et triste trop analogue à mon age et à mon sort pour que je ne m’en fisse pas l’application.

Paris, 24 octobre 1776 — Paris, 27 octobre 1997. Les Rêveries  du promeneur solitaire, Deuxième Promenade

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J’étois sur les six heures à la descente de Menilmontant presque vis-à-vis du galant jardinier, quand des personnes qui marchoient devant moi s’étant tout à coup brusquement écartées je vis fondre sur moi un gros chien danois qui s’élançant à toutes jambes devant un carrosse n’eut pas même le tems de retenir sa course ou de se détourner quand il m’apperçut. Je jugeai que le seul moyen que j’avois d’éviter d’étre jetté par terre étoit de faire un grand saut si juste que le chien passât sous moi tandis que je serois en l’air.

Paris, 24 octobre 1776 — Paris, 29 juin 1998. Les Rêveries du promeneur solitaire, Deuxième Promenade

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Je ne sentis ni le coup, ni la chute, ni rien de ce qui s’ensuivit jusqu’au moment où je revins à moi. Il étoit presque nuit quand je repris connoissance. Je me trouvai entre les bras de trois ou quatre jeunes gens qui me racontérent ce qui venoit de m’arriver. Le Chien danois n’ayant pu retenir son élan s’étoit précipité sur mes deux jambes et me choquant de sa masse et de sa vitesse m’avoit fait tomber la tête en avant : la machoire supérieure portant tout le poids de mon corps avoit frappé sur un pavé très raboteux, et la chute avoit été d’autant plus violente qu’étant à la descente, ma tête avoit donné plus bas que mes pieds.

Paris, 24 octobre 1776 — Paris, 10 mai 1998. Les Rêveries du promeneur solitaire, Deuxième Promenade

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La nuit s’avançoit. J’apperçus le ciel, quelques étoiles, et un peu de verdure. Cette prémiére sensation fut un moment délicieux. Je ne me sentois encor que par là. Je naissois dans cet instant à la vie, et il me sembloit que je remplissois de ma legere existence tous les  objets que j’appercevois. Tout entier au moment présent je ne me souvenois de rien ; je n’avois nulle notion distincte de mon individu, pas la moindre idée de ce qui venoit de m’arriver ; je ne savois ni qui j’étois ni où j’étois; je ne sentois ni mal, ni crainte, ni inquietude. Je voyois couler mon sang comme j’aurois vu couler un ruisseau, sans songer seulement que ce sang m’appartint en aucune sorte. Je sentois dans tout mon être un calme ravissant auquel chaque fois que je me le rappelle je ne trouve rien de comparable dans toute l’activité des plaisirs connus.

Paris, 24 octobre 1776 — Paris, carrefour Oberkampf/Saint-Maur, 24 octobre 1997. Les Rêveries du promeneur solitaire, Deuxième Promenade

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Les cris de ma femme en me voyant me firent comprendre que j’étois plus maltraité que je ne pensois. Je passai la nuit sans connoitre encore et sentir mon mal. Voici ce que je sentis et trouvai le lendemain. J’avois là lévre supérieure fendue en dedans jusqu’au nés, en dehors la peau l’avoit mieux garantie et empéchoit la totale separation, quatre dents enfoncées à la machoire supérieure, toute la partie du visage qui la couvre extrémement enflée et meurtrie, le pouce droit foulé et très gros, le pouce gauche griévement blessé, le bras gauche foulé, le genou gauche aussi trés enflé et qu’une contusion forte et douloureuse empêchoit totalement de pliér. Mais avec tout ce fracas rien de brisé, pas même une dent, bonheur qui tient du prodige dans une chute comme celle-là. Voila très fidellement l’histoire de mon accident.

Paris, 24 octobre 1776 — Paris, 20 février 2000. Les Rêveries du promeneur solitaire, Deuxième Promenade

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