Bord de l’eau

« La comparaison entre l’apparence que prend une chose à tel ou tel endroit nous permet d’établir un indice de réfraction lié à certaines données toujours présentes mais variables, et donc de reconstituer ce que serait cette apparence si telle donnée était supprimée. Il s’agit d’utiliser l’imagination contre elle-même, et, à partir de ces demi-vérités trompeuses, de construire une fiction véridique qui nous permette de savoir où nous sommes et où nous en sommes. » (Michel Butor, « L’île au bout du monde », Répertoire III, p. 64.)

Le bord de l’eau, ligne de rencontre de l’opacité et de la transparence, milieu de réfraction des apparences, est le lieu par excellence de la mise en scène de la recherche de la vérité des êtres (note : Le lac). Pour Rousseau, qui s’est plu à s’asseoir sur un rocher pour voir ses larmes tomber dans l’eau (Confessions, p. 152), c’est le site désigné de l’autobiographie (Comme pour Jean-Luc Godard dans JLG/JLG).

Notes associées : Chute d’eau, Optique.

Bornes

« L’œuvre donne lieu à une différence qu’elle a reçue de l’expérience et qui passe en monde, fait un monde. Sa manière de la faire est son secret — décelable dans sa structure. Pour qu’il y ait un dedans où rentrer; pour qu’il y ait une différence entre Clarens, ce Heim du Heimkunft, et le reste du monde, et ainsi un monde par le jeu de cette différence, il faut qu’il y ait un dedans du dedans, un dedans qui se creuse, se retire, se soit retiré, en « lui-même ». » (Michel Deguy, « L’abîme de la Nouvelle Héloïse », La poésie n’est pas seule, p. 130.)

Rousseau, dont l’épisode de la « manufacture dans un précipice » (Rêveries, p. 1071) souligne la propension aux « réduits », donne en note de la lettre de Saint-Preux une indication pour un art des jardins : « On perdroit, il est vrai, l’agrément des points de vue ; mais on gagneroit l’avantage si cher aux propriétaires d’aggrandir à l’imagination le lieu où l’on est, et dans le milieu d’une étoile, assés bornée on se croiroit perdu dans un parc immense » (p. 483). Dans De la composition des paysages, le marquis de Girardin reprend le modèle d’une « vue pittoresque et bornée, convenable aux proportions d’un domicile ou d’une habitation » (pp. 41-42).

Notes associées : Île, Jardin, Loi, Maisons.

Chute d’eau

« Lundi 5 août 1946, Chexbres. Mary Reynolds et Marcel Duchamp séjournent à l’hôtel Bellevue. Dominant les vignobles de Lavaux, l’hôtel a une vue panoramique sur le lac de Genève et les montagnes de Savoie. À deux pas de l’hôtel, se trouve le ravin du Forestay, torrent qui sépare Puidoux de Chexbres. Ici, plonge, dans le grondement de sa course précipitée vers le lac, la chute d’eau que Marcel Duchamp a photographiée pour le décor de sa future œuvre : Étant donnés : 1° la chute d’eau, 2° le gaz d’éclairage. Ce même jour, Mary et Marcel visitent Vevey et sont séduits par cette petite ville romantique au bord de l’eau, avec ses souvenirs nirs de Jean-Jaques Rousseau, Lord Byron, Gustave Flaubert, Hodler et Vallotton. » (Jennifer Gouh-Cooper, Jacques Caumont, Ephemerides on and about Marcel Duchamp and Rrose Sélavy, 1887-1968.)

L’iconographie de l’écoulement inclut gouffres et aqueducs. (Confessions, pp. 173, 23, 255). La cascade, (Confessions, p. 173), c’est le mouvement élémentaire, flux d’écume dont la connotation érotique est évidente (Confessions, p. 444), comme l’eau renversée sur Mlle de Breil (Confessions, p. 95), et comme chez Duchamp qui prélèvera l’image de sa chute d’eau sur un lieu rousseauiste.

Notes associées : Bord de l’eau.

Écriture

« […] cette idée d’un procès qu’on lui fait, d’un jugement auquel il est livré et d’un tribunal devant lequel il lui faut incessamment se justifier en se racontant sans cesse, lui est imposée par la forme de littérature où il excelle et dont sa pensée subit jusqu’à la hantise des exigences processives. En ce sens, c’est bien le dédoublement, la discorde entre la parole littéraire, encore classique et cicéronienne, justificatrice, soucieuse et fière d’être juste — et la parole originelle, immédiate, injustifiée mais ne relevant d’aucune justice, ainsi fondamentalement innocente, qui expose l’écrivain à se sentir tour à tour Rousseau et Jean-Jacques, puis à la fois l’un et l’autre dans une dualité qu’il incarne avec une admirable passion. » (Maurice Blanchot, Le Livre à venir, p. 67.)

Écrivain autodidacte, heureux (Confessions, p. 436), fêté puis censuré, contesté, errant en littérature d’un genre à l’autre, Rousseau se sent prisonnier de l’écriture (Confessions, p. 279, Rêveries, p. 1076).

Notes associées : Mort, Supplément.

Entretiens

« Que celle qui traçoit avec tant de plaisir l’ombre de son amant lui disoit de choses ! Quels sons eut-elle employés pour rendre ce mouvement de baguéte ? » (Essai sur l’origine des langues, O.C., t. V, p. 376.)

« On y perçoit, une fois de plus, son désir de combattre le monde où il est obligé de vivre, c’est-à-dire le monde de la médiation et des opérations médiates, pour lui opposer un monde possible où les relations humaines s’établiraient par des moyens moins nombreux, plus directs, plus sûrs. » (Jean Starobinski, La Transparence et l’Obstacle, p. 176.)

Les « entretiens » de l’abbé Gaime avec le jeune Rousseau (Confessions, p. 92) sont une lecture à deux voix du message de la réalité visible, écho du mythe de l’invention du dessin et de son rapport à la mélodie. L’art de la conversation, Rousseau l’a pratiqué aussi au travers des livres, « entretiens » (Confessions, p. 9) avec son père, Conzié (Confessions, p. 213) et Altuna (Confessions, p. 329).

Notes associées : Signes.

Estampe

« Le lieu de la Scéne est un bosquet. Julie vient de donner à son ami un baiser cosi saporito, qu’elle en tombe dans une espèce de défaillance. On la voit dans un état de langueur se pancher, se laisser couler sur les bras de sa Cousine, et celle-ci la recevoir avec un empressement qui ne l’empêche pas de sourire en regardant du coin de l’œil son ami. Le jeune homme a les deux bras étendus vers Julie; de l’un, il vient de l’embrasser, et l’autre s’avance pour la soutenir : son chapeau est à terre. Julie doit se pâmer et non s’évanouir. Tout le tableau doit respirer une ivresse de volupté qu’une certaine modestie rend encore plus touchante. » Inscription de la Ière Planche : Le premier baiser de l’amour (Sujets d’estampes, O.C., t. II, pp. 762-763.)

Un exemple des directives de Rousseau à ses illustrateurs (Confessions, p. 507).

Notes associées : île, objets.

Fête

« Ce que le Contrat stipule sur le plan de la volonté et de l’avoir, la fête le réalise sur le plan du regard et de l’être : chacun est « aliéné » dans le regard des autres, et chacun est rendu à lui-même par une « reconnaissance » universelle. Le mouvement du don absolu se renverse pour devenir contemplation narcissique de soi-même : mais le moi ainsi contemplé est pure liberté, pure transparence, en continuité avec d’autres libertés, d’autres transparences : c’est un « moi commun ». » (Jean Starobinski , La Transparence et l’Obstacle, p. 121.)

La fête du « peuple entier » (Rêveries, p. 1085) est la réminiscence du rassemblement autour du point d’eau : « Là fut enfin le vrai berceau des peuples, et du pur cristal des fontaines sortirent les prémiers feux de l’amour. » (Essai sur l’origine des langues, O.C., t. V, p. 406.) Rousseau le révèle aussi dans la dimension douce-amère de souvenirs de jeunesse : l’aqueduc de Bossey (Confessions, p. 23) ; la fontaine de Héron (Confessions, p. 101).

Notes associées : Loi, Maisons.

Île

« Ce n’est pas seulement la patrie de l’île de Tinian qui se montre, mais comme patrie perdue, dans l’Élysée, c’est aussi le bosquet du premier baiser. Le froid Wolmar interdit aux amants le retour sous ses ombrages, comme les hautains Espagnols interdisent aux Indiens le retour à Tinian. Et même si les derniers survivants réussissaient à revenir, ce ne serait plus leur île d’antan; dans une scène étonnante, Wolmar démontre aux deux amants qu’un nouveau baiser dans le même lieu n’a plus rien à voir avec l’ancien. » (Michel Butor, « L’île au bout du monde », Répertoire III, p. 94.)

Le bosquet de Clarens est une île, au même titre que le bosquet d’acacias d’Eaubonne, lieu de rendez-vous avec Sophie d’Houdetot (Confessions, p. 444). Rousseau réalise son aspiration à une vie « confinée » dans l’île de Saint-Pierre (Confessions, p. 640, Rêveries, p. 1043, p. 1044). Il y écrit le Projet de constitution pour la Corse, sur les principes du Contrat social. L’île lointaine de Tinian où aborde Saint-Preux, il croit ironiquement la retrouver lorsqu’il s’égare dans l’une de ses promenades (Rêveries, p. 1071).

Notes associées : Bornes, Estampe, Jardin, Loi, Objets.

Jardin

« C’est ainsi que la lettre elle-même se fait jardin, le texte, verger, puisque les moments de son énonciation réitèrent l’antique paradoxe du jardin, son insurpassable contradiction où l’art et la nature, l’artifice et la vérité, l’imaginaire et le réel, la représentation et l’être, la mimésis et l’originaire jouent à cache-cache. Logique du jardin, logique du texte qui est celle de l’imaginaire : déplacement de l’espace de la nature en un lieu privilégié où son infinie diversité, sa profusion inépuisable, sa production se condensent et se résument dans un produit, une représentation, qui s’y substitue et en tient lieu. » (Louis Marin, Lectures traversières, pp. 70-71.)

Le jardin de Julie est autant le lieu de l’artifice et de la jouissance répétée que d’un principe économique féminin. L’événement de l’installation à Annecy chez Madame de Warens est souligné par une couleur : « j’avais du verd devant mes fenêtres. » (Confessions, p. 105.)

Notes associées : Bornes, Île.

Lac

« Le lac est omniprésent et représente le fond général du texte. […] Dans la tempête matinale, c’est l’eau des profondeurs qui menace […]. Il est inutile ici d’insister sur la symbolique sexuelle : le bateau, « la chaleur et l’agitation » de Julie, les planches écartées, le verbe inonder (employé à plusieurs reprises, en d’autres circonstances, dans des passages parfaitement révélateurs), la mort imaginée au milieu des flots, etc. Dans l’épisode médian, [c’est] l’eau des sommets qui traverse la scène […]. Enfin le soir, au moment où « l’attendrissement » surmonte « le désespoir », l’eau monte de l’intérieur des êtres : ce sont les « torrents de larmes ». » (Jean Starobinski, « La Forme du jour », Cahiers pour un temps, pp. 204-205.)

Le « flux et reflux » du lac (Rêveries, p. 1045) répondent aux « érotiques transports », préludes à la Julie (Confessions, p. 431, p. 438), et à l’auto-érotisme de la dérive en barque (Rêveries, p. 1044).

Notes associées : Bord de l’eau, Supplément.

Loi

« La solution ne peut venir du dehors, elle ne peut être, même à l’intérieur du monde de l’aliénation, extérieure à la loi unique qui gouverne ce monde. La solution n’est possible qu’à la condition de « jouer » sur la « manière d’être » de cette loi implacable. Elle ne peut consister qu’à reprendre en son origine cette loi-même, aliénation totale en « changeant sa manière d’être », sa modalité. » (Louis Althusser, « Sur le Contrat social », Les Cahiers pour l’analyse, L’Impensé de Jean-Jacques Rousseau, p. 17.)

La constatation que « tout tenoit radicalement à la politique » motive l’écriture Du Contrat social (Confessions, p. 404, p. 516); « Je ne vis plus qu’erreur et folie dans la doctrine de nos sages, qu’oppression et misére dans notre ordre social » motive sa propre réforme. (Confessions, p. 416.)

Notes associées : Bornes, Fête, Île, Maisons.

Maisons

« Les hommes errans jusqu’ici dans les Bois, ayant pris une assiéte plus fixe, se rapprochent lentement, se réunissent en diverses troupes, et forment enfin dans chaque contrée une Nation particuliére, unie de mœurs et de caractéres, non par des Réglemens et des Loix, mais par le même genre de vie et d’alimens, et par l’influence commune du Climat. » (Discours sur l’origine de l’inégalité, O.C., t. III, p. 169.)

La vision du premier stade du passage vers l’état civil et de la vie idéalisée des Montagnons (Confessions, p. 153) sera contredite par la réalité de Môtiers (Confessions, p. 627). Le souvenir des « azyles » de Rousseau s’y associent en contrepoint (Confessions, p. 176, p. 225, p. 396).

Notes associées : Bornes, Fête, Loi.

Mort

« Le discours des Rêveries, ce n’est plus celui d’un sujet éclairé par la lumière des mots pour le regard des autres, mais au contraire, autour d’un sujet présent à lui-même dans son intégralité et vivant dans un tout autre ordre que celui de ce monde, des mots rassemblés qui reçoivent de lui leur lumière. » (Alain Grosrichard, « Gravité de Rousseau » Les Cahiers pour l’analyse, L’Impensé de Jean-Jacques Rousseau, p. 63.)

« Oui, sans doute, il faut que j’aye fait sans que je m’en apperçusse un saut de la veille au sommeil ou plustot de la vie à la mort. » (Rêveries, p. 995.) L’état de rêverie est une mort qui s’oppose paradoxalement aux ténèbres qui ont précédé (Rêveries, p. 1076). La mort véritable ne serait alors qu’une simple séparation que Rousseau constate, voire invente (Confessions, p. 205, p. 282, p. 329).

Notes associées : Écriture, Promenade.

Objets

« Étrange dérive, qui va de la personne aimée aux choses qui l’environnent, puis à l’image fictive de l’être désiré. Ce mouvement est très caractéristique du comportement affectif de Jean-Jacques : il marque, entre autres, la possibilité d’un glissement en direction de l’attitude fétichiste : faute d’atteindre la femme adorée, faute de la croire impunément accessible, le désir se reporte sur les objets qui la touchent, sur ses vêtements. » (Jean Starobinski, L’Œil vivant, p. 115.)

L’objet rousseauiste est transitionnel, de l’ordre du fétiche (Confessions, p. 86, p. 138), du monument, du lieu. L’objet, ce qui se présente aux sens, est destiné à se transformer en image, en idée, en souvenir. « Je remplissois de ma legere existence tous les objets que j’appercevois. » (Rêveries, p. 1005.) Que l’objet tende à se confondre avec les sentiments qu’il anime fonde le projet d’une Morale sensitive (Confessions, p. 409) qui invoque l’utilisation des « impressions du local » (Rêveries, p. 1073) et la permanence des objets pour garantir la rationalité et la continuité des comportements face aux dérives de l’imagination. Wolmar tente ainsi de guérir les anciens amants en les conduisant, dix ans plus après, dans le bosquet de leur première passion (Confessions, p. 547). Cependant, les rochers, « monumens des anciennes amours », appartenaient d’emblée pour Saint-Preux au domaine des images.

Notes associées : Estampe, Île, Optique, Signes.

Optique

C’est là, ma Julie, que ton malheureux amant acheve de jouïr des derniers plaisirs qu’il goûtera peut-être en ce monde. C’est de là qu’à travers les airs et les murs, il ose en secret pénétrer jusques dans ta chambre. » (La Nouvelle Héloïse, Première Partie, Lettre XXVI, O.C., t. II, pp. 90-91.) Chronologie : 1734.

L’optique de Rousseau préfère la vision rapprochée aux vues d’ensemble (Confessions, p. 146). Elle se fonde sur la transparence de l’air, les montagnes suisses, (La Nouvelle Héloïse, Ière Partie, Lettre XXIII, O.C., t. II, pp. 79) et de l’eau (la réfraction  du bâton dans l’eau expérimentée dans l’Émile, note : Le bord de l’eau), sur la chambre noire (pour saisir automatiquement son portrait, Ébauches des Confessions, O.C., t I, p 1154), la loupe (pour corriger sa myopie et s’approcher des plantes, Rêveries, p. 1043), le télescope (pour ses observations astronomiques aux Charmettes, Confessions, p. 240), ou encore « l’effet d’une optique » (la réminiscence vive des images) que lui procure son herbier (Rêveries, p. 1073). C’est encore ce qu’on nommera aujourd’hui la « pulsion scopique » qui s’empare de Saint-Preux à Meillerie.

Notes associées : Objets.

Promenade

« Il ne peut souffrir une oisiveté absolue : il faut que ses mains, que ses pieds, que ses doigts agissent, que que son corps soit en exercice et que sa tête reste en repos. Voila d’où vient sa passion pour la promenade; il y est en mouvement sans être obligé de penser. Dans la rêverie on n’est point actif. Les images se tracent dans le cerveau, s’y combinent comme dans le sommeil sans le concours de la volonté : on laisse à tout cela suivre sa marche, et l’on jouit sans agir. » (Rousseau juge de Jean Jaques, Deuxième Dialogue, O.C., t. I, p. 845.)

La rêverie telle que l’inaugure Rousseau est, conformément à son étymologie, un vagabondage, une manière de s’écarter du chemin tracé. Elle s’assimile, dans sa structure, à la « succession de moments présents » ou à la « chaîne des idées accessoires », mouvements de la pensée autant que de la relation aux choses. Récits d’une jeunesse de vagabond et de voyageur à pied (Confessions, p. 45, p. 55, p. 99, p. 162, p. 169, p. 173), ou de l’herborisation des dernières années (Rêveries, p. 1003, p. 1004, p. 1043, p. 1060, p. 1071). Les rêveries-promenades de Rousseau s’identifient à la pratique littéraire.

Notes associées : Mort.