1765, septembre. Chambre de Rousseau


Je prenois donc en quelque sorte congé de mon Siécle et de mes contemporains, et je faisois mes adieux au monde en me confinant dans cette Ile pour le reste de mes jours; car telle étoit ma résolution, et c’étoit là que je comptois executer enfin le grand projet de cette vie oiseuse auquel j’avois inutilement consacré jusqu’alors tout le peu d’activité que le Ciel m’avoit départie. Cette Ile alloit devenir pour moi celle de Papimanie, ce bien-heureux pays où l’on dort. Où l’on fait plus, où l’on fait nulle chose. Ce plus étoit tout pour moi; car j’ai toujours peu regretté le sommeil; l’oisiveté me suffit, et pourvu que je ne fasse rien, j’aime encor mieux rêver éveillé qu’en songe. L’age des projets romanesques étant passé, et la fumée de la gloriole m’ayant plus étourdi que flaté, il ne me restoit pour derniére espérance que celle de vivre sans gêne dans un loisir éternel. C’est la vie des bienheureux dans l’autre monde, et j’en faisois desormais mon bonheur suprême dans celui-ci.

Île de Saint-Pierre, septembre 1765 — Île de Saint-Pierre, 29 septembre 1997. Les Confessions, Livre douzième

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