Parmi les rochers de cette côte, j’ai trouvé dans un abri solitaire une petite esplanade d’où l’on découvre à plein la ville heureuse où vous habitez. Jugez avec quelle avidité mes yeux se porterent vers ce séjour chéri. Le premier jour, je fis mille efforts pour y discerner votre demeure; mais l’extrême éloignement les rendit vains, et je m’apperçus que mon imagination donnoit le change à mes yeux fatigués. Je courus chez le Curé emprunter un telescope avec lequel je vis ou crus voir votre maison, et depuis ce tems je passe des jours entiers dans cet azile à contempler ces murs fortunés qui renferment la source de ma vie. Malgré la saison je m’y rends dès le matin et n’en reviens qu’à la nuit. Des feuilles et quelques bois secs que j’allume servent avec mes courses à me garantir du froid excessif. J’ai pris tant de goût pour ce lieu sauvage que j’y porte même de l’encre et du papier, et j’y écris maintenant cette lettre sur un quartier que les glaces ont détaché du rocher voisin.
Meillerie, hiver 1734 — Meillerie, 15 mars 1998. La Nouvelle Héloïse, Première partie, Lettre XXVI