1737. Les pierres lancées


Je me demandois : en quel état suis-je? Si je mourois à l’instant-même, serois-je danné? Selon mes Jansenistes la chose étoit indubitable; mais selon ma conscience il me paroissoit que non. Toujours craintif, en flotant dans cette cruelle incertitude j’avois recours pour en sortir aux expédiensles plus risibles, et pour lesquels je ferois volontiers enfermer un homme si je lui en voyois faire autant. Un jour rêvant à ce triste sujet je m’exerceois machinalement à lancer des pierres contre les troncs des arbres, et cela avec mon addresse ordinaire, c’est à dire, sans presque en toucher aucun. Tout au milieu de ce bel exercice, je m’avisai de m’en faire une espéce de pronostic pour calmer mon inquiétude. Je me dis, je m’en vais jetter cette pierre contre l’arbre qui est vis à vis de moi. Si je le touche, signe de salut ; si je le manque, signe de dannation. Tout en disant ainsi je jette ma pierre d’une main tremblante et avec un horrible battement de cœur, mais si heureusement qu’elle va frapper au beau milieu de l’arbre ; ce qui véritablement n’étoit pas difficile; car j’avois eu soin de le choisir fort gros et fort près.

Chambéry, Les Charmettes, 1737 — Rolle, 14 août 1997. Les Confessions, Livre sixième