1730, printemps. Madame de Warens


Cette chambre étoit sur le passage dont j’ai parlé où se fit nôtre prémiére entrevue, et au delà du ruisseau et des jardins on découvroit la campagne. Cet aspect n’étoit pas pour le jeune habitant une chose indifférente. C’étoit depuis Bossey la prémiére fois que j’avois du verd devant mes fenêtres. Toujours masqué par des murs je n’avois eu sous les yeux que des toits ou le gris des rues. Combien cette nouveauté me fut sensible et douce! elle augmenta beaucoup mes dispositions à l’attendrissement. Je faisois de ce charmant paysage encore un des bienfaits de ma chere patronne : il me sembloit qu’elle l’avoit mis là tout exprès pour moi; je m’y plaçois paisiblement auprès d’elle; je la voyois par tout entre les fleurs et la verdure; ses charmes et ceux du printems se confondoient à mes yeux. Mon cœur jusqu’alors comprimé se trouvoit plus au large dans cet espace, et mes soupirs s’exhaloient plus librement parmi ces vergers.

Annecy, printemps 1730 — Région d’Annecy, 3 mai 1998. Les Confessions, Livre troisième

1730, 1er juillet. Le gué


L’effet de l’electricité n’est pas plus prompt que celui que ces mots firent sur moi. En m’élançant sur le cheval de Mlle de Graffenried je tremblois de joye, et quand il fallut l’embrasser pour me tenir, le cœur me battoit si fort qu’elle s’en apperçut; elle me dit que le sien lui battoit aussi par la frayeur de tomber; c’étoit presque dans ma posture, une invitation de vérifier la chose; je n’osai jamais, et durant tout le trajet mes deux bras lui servirent de ceinture, très serrée à la vérité; mais sans se déplacer un moment. Telle femme qui lira ceci me souffletteroit volontiers, et n’auroit pas tort.

Région d’Annecy, 1er juillet 1730 — Région d’Annecy, 7 juin 1998. Les Confessions, Livre troisième